Obsession

© NYPL Digital Collection

 

Au menu : chatte en feu, extraterrestres sous le duvet, vent de liberté au volant ou encore grattage de culotte. Pour le petit Noël 2023 du Point V, chaque plat est inoubliable.

Ces textes ont été lus à haute voix en décembre 2023 dans un appartement lausannois.


 

Chatte en feu

Visage, épaules, taille, hanches… demi-tour sur la droite. Chevilles, mollets, cuisses, fesses. Le miroir me renvoie mes insécurités. J’attache mes chaussures, enfile mon manteau, il fait froid. Je marche d’un pas vif. Je regarde mes pieds s’alterner sur l’asphalte. Mon pantalon large danse au rythme de mes pas. Le tissu flotte. Il caresse mon mollet, s’en décolle, le caresse à nouveau, s’en détache, le frôle…
Je me glisse dans une file d’attente. Je regarde la personne devant moi : mollets, cuisses, fesses.
- Mmmmh plutôt rebondies.

J’attrape le breuvage brûlant, sa fumée réchauffe mon visage. Je l’approche de mon nez, hume son odeur avec concentration :
- Des notes terreuses et fruitées avec un léger goût de cramé, parfait.
Le liquide chaud glisse dans ma gorge, transperce mon estomac. Je cligne deux fois des yeux en reculant légèrement la tête. 
- Pouuuuuuuuuuh bon mais fort.
De mes deux mains, je colle le bord du gobelet à mes lèvres et savoure les premières gorgées. Mon regard se perd dans la foule.

Pieds, mollets, fesses, taille.
- Quels pas décidés.
Poitrine, épaules, bras, dos.
- Stylé son manteau.
Hanches, cuisses, genoux, chevilles.
- Très jolies jambes.
Pommettes, bouche, nuque, cheveux.
- Beauté déroutante.
Buste, ventre, poignets, sexe.
- Quelle belle forme de verge au repos.

La nuit tombe, le froid descend. Je tape sur mon téléphone, les doigts engourdis, la chatte en feu :
- J’arrive dans 10.

 

Une minute et vingt-huit secondes

Un plan court montre un visage - cheveux et moustache châtains. Il a l’air concentré. Il baisse le regard tandis que la caméra dézoome, laissant apercevoir des abdominaux blancs et bien dessinés, le haut du pubis. Un second plan fait apparaître son partenaire. Les corps se détachent sur fond noir. Le premier, de face, est à genou tandis que le second se place devant lui et semble prendre le pénis dans sa bouche. Un mouvement de va-et-vient s’installe, rythmé par une pression des doigts dans les cheveux. 

De eux à moi. Mon plaisir intense d’imaginer celui d’autrui. Je fabrique des sensations mentales afin d’alimenter l’excitation. Être sucée. 

La prise de vue suivante offre un plan rapproché sur la fellation. Les mains caressent la nuque et le dos, le pénis luisant apparaît et disparaît, il s’échappe soudain de la bouche, une main empressée l’y replace. Un zoom arrière exhibe l’intégralité des corps : l’un à plat ventre, en appui sur les coudes, l’autre à quatre pattes derrière lui. Il écarte les jambes de son partenaire avec ses genoux, et guide son sexe entre ses fesses sous la lumière blanche. Une lenteur s’installe. Les corps remuent ensemble, les mains de l’un serrant les épaules de l’autre, qui crispe de temps en temps les doigts. Le gros plan sur la pénétration ne dure que quelques secondes, puis on retrouve le visage concentré. 

Combien de fois ai-je visionné cette scène d’une minute et vingt-huit secondes ? Pourquoi cette source intarissable de stimulation ?

Un jeu, une gymnastique de l’esprit. Je suis tour à tour présente et ailleurs. Je me concentre sur les sensations éprouvées et lorsque celles-ci s’étiolent légèrement, j’en convoque d’autres : imaginées, fantasmées, magnifiées.

L’image - tremplin - finit toujours par s’effacer. Je me réincarne, retrouve mes sensations. Mon périnée se contracte malgré moi. Je tente de le relâcher. C’est un jeu qui se joue localement, cette fois. Une sorte de jonglage : contractions, relâchements ; le plaisir monte. Et je lâche tout.

 

En voiture

À chaque fois ça me prend par surprise. Et pourtant c’est toujours le même scénario. Il est mignon sans être le plus beau. Pas celui qui roule des mécaniques, qui fait du charme, qui envoie des signaux. C’est souvent le plus mature, celui qui sait rester à la bonne distance, qui ne prend la parole que quand c’est pertinent.

Au fil des mois, une complicité s’installe, comme avec d’autres. Je me laisse aller à quelques discussions plus informelles après les cours, comme avec d’autres. Je ne pense pas à lui plus souvent qu’aux autres.

Et puis une nuit, ça me prend par surprise. Je m’agite dans mes draps. Il est assis derrière moi, à l’arrière d’une voiture. Il porte un col roulé. Il n’y a pas besoin de mots pour que nous sachions notre attirance réciproque. Pourtant on ne fait rien. Je suis tétanisée.

Au petit matin, soulagement immense. La journée commence, suit son cours le plus normal, le quotidien s’égrène. Entre lui et moi il y a un respect et une estime mutuelle. Le sentiment d’avoir affaire à un égal. Jamais de sous-entendus, jamais de regard appuyé, jamais un geste vers l’autre. Quelques années plus tôt, c’est moi qui me trouvais assise, à sa place, dans cet auditoire, à écouter d’une oreille le cours de microbiologie et de l’autre les blagues de ma voisine, visiblement peu concentrée sur les procaryotes et les bactériophages.

Mais aujourd’hui, entre lui et moi, il y a un mur en béton. L’institution. La hiérarchie. La morale.

Le semestre touche à sa fin, il continue sa route vers la suite de sa formation. Peut-être qu’on se recroisera par hasard, peut-être qu’on ne se reverra jamais. Ce n’est pas important. Je ne garderai de lui qu’un souvenir lointain et doux. Je n’y penserai que rarement.

Et l’année suivante, c’en est un autre. Cette fois-ci il m’embrasse dans la nuque depuis le siège arrière. Je me retourne pour lui rendre son baiser avant de m’empêtrer dans la ceinture de sécurité, je tremble qu’on nous ait vus.

Et puis l’année d’après, c’en est encore un autre. Nous sommes côte à côte sur la banquette arrière, il enlève son col roulé et, après quelques secondes d’abandon, je le repousse, j’invoque mon statut, ma réputation, tout ce qui nous sépare.

Au réveil, je souris pour la première fois de la stricte moralité de mon inconscient. De son obsession pour un rapprochement qui n’aura jamais lieu et qui n’occupe mes rêves que parce qu’il est impossible. Combien de temps lui faudra-t-il avant de s’alléger un peu du poids de l’angoisse du licenciement, du bannissement social ad vitam aeternam ?

Combien de temps avant de m’asseoir sur lui sur le siège conducteur ? De l’embrasser à pleine bouche ? Combien de temps avant de me délecter de le voir sucer mes tétons, dans la plus pure indifférence vis-à-vis des passants ? Avant de sentir son souffle s’intensifier, au moment où ses doigts entrent en contact avec le tissu mouillé de ma culotte ? De sentir son sexe durcir contre mon entrejambe à travers son pantalon ? De m’empresser d’en ouvrir le bouton, de faire coulisser la braguette, d’appuyer par inadvertance sur le klaxon, et de rire comme des ados de notre audace ?

 

Shavasana

Inspire. Expire. C’est la fin de ma toute première pratique. Allongée sur le dos, mes bras le long du corps et mes jambes tendues et légèrement affaissées, je me laisse bercer par sa voix. Elle s’infiltre comme une brise entre chaque tapis et nous embaume dans un effluve d’huile essentielle de fleur d’oranger. L’apaisement que je ressens à me concentrer sur l’air qui transite par les narines dépasse toutes mes attentes. Plus accoutumée à la détente résultant d’un effort extrême, je n’avais encore jamais laissé de chance à la douceur.

Je devine sa présence au-dessus de moi. La douceur s’invite alors dans mon corps par son souffle qui chatouille mes paupières closes. Puis par la chaleur de ses paumes qui impriment une longue pression sur mes épaules, calquée sur le rythme de ma respiration. Ses doigts remontent ensuite du cerceau de mes clavicules à mes tempes. Ce contact physique, le premier après des mois de disette charnelle, m’électrise.

Inspire. Expire. Inspire. Expire. Cela fait de longues minutes que nous entraînons la régularité de la respiration dans cette dernière position, shavasana. C’est vite devenu ma préférée. Son immobilité promet une détente méditative aux pratiquant·e·x·s, mais chez moi, elle alerte au contraire chaque parcelle de mon corps. Le contact de ses mains comme récompense de fin de pratique.

Lorsque ses paumes s’apposent sur ma peau, un frisson délicieux me traverse du bas-ventre jusqu’au sommet du crâne. Cette fois, la pression exercée sur mes clavicules s’intensifie. Je sens son souffle se mêler au mien. Elle doit être tout proche. Le regard tourné vers l’intérieur, je perds l’ancrage physique des sensations. En relâchant la pression, ses doigts défilent vers la naissance de mes seins, prisonniers d’une brassière colorée ; effleurent mes tétons déjà dressés ; frôlent la ligne de mon ventre jusqu’au nombril.

Un carillon met fin à la posture et interrompt la caresse, dont il ne reste qu’une trace humide entre mes lèvres.

Inspire. Expire. Inspire. Expire. Inspire. Expire. Il règne une chaleur à crever dans le studio. La touffeur favorise la fluidité et la souplesse des mouvements. Shavasana, la plus importante des postures, invite à calmer les corps échauffés et je la vis depuis quelque temps dans un abandon total. Les limites de l’espace s’effacent et les contours des présences m’entourant se brouillent à mesure que mon pouls ralentit.

Je suis seule avec elle, les yeux clos, aisselles et jambes à peine écartées. Le parfum de la fleur d’oranger la précède et je ne suis plus surprise de sentir ses mains sur mon corps, ni son souffle sur mon visage. Ce soir, elle poursuivra l’exploration de mon corps que je lui offre ; embrassera ma gorge dégagée ; découvrira mon clitoris gonflé ; le palpera de ses doigts, alternant finesse et fermeté ; et m’arrachera le plus profond des soupirs.

 

Extraterrestres

La porte de ma chambre claque après nous. C’est à qui ira se glisser le plus rapidement sous le duvet d’hiver. Je le rabats par-dessus nos têtes – refuge molletonné contre les assauts du monde. Tu restes inhabituellement silencieux.

-  Ça va ?
- C’est pas fou depuis quelques jours… J’ai un peu l’impression d’assister à tout depuis très loin… Un peu comme un extraterrestre qu’on aurait soudainement lâché sur Terre. D’un seul coup tu te demandes pourquoi les gens font ce qu’ils font et ce que tu fais là au milieu. Tu vois ? 
- Mmmh, je crois. En tout cas t’es mon extraterrestre préféré.

Tu viens nicher ton visage sur ma poitrine. Un moment, je laisse mon menton appuyé sur tes cheveux, respirant ton odeur familière qui emplit l’air raréfié. Je m’écarte enfin, assez pour dégager ton front et y déposer un baiser. Suivi d’un autre sur le bout du nez, puis au coin de ta bouche qui s’est étirée en un sourire, encore un autre sous l’oreille, dans le noir de ton cou. Tu soulèves un peu la couverture, pour me laisser continuer mon chemin.

- T’as des mouchoirs ?
- Non, j’ai encore oublié. Y’a du papier dans la salle de bains.
Je laisse retomber ma tête sur l’oreiller, lève les yeux au plafond – la flemme, faut que je me rhabille…
Tu restes allongé, l’air peu concerné, ton corps nu abandonné à la détente.
Je laisse passer quelques secondes, soupire – ok, j’y vais. 
De retour avec le rouleau, j’en détache quelques feuilles que je place entre tes mains avant de le reposer sur la table de nuit. Tu chuchotes un merci d’une voix déjà ensommeillée. 
Je viens m’étendre à tes côtés pendant que tu essuies ton ventre. La boule froissée atterrit sans bruit sur le sol. Tu te tournes sur le flanc pour me présenter ton dos. Invitation que j’accepte. Mes genoux rejoignent le creux des tiens, la rondeur de tes fesses épouse celle de mon ventre, mon visage repose dans l’odeur de ta nuque. Le plaisir d’être la grande cuillère, ici et maintenant.

 

Se gratter la culotte

Va faire pipi avant qu’on sorte. 

Toujours cette fichue phrase préventive avant de quitter la maison. Je n’ai pratiquement jamais besoin et je ne comprends pas pourquoi je me forcerais pour trois ridicules gouttes brûlantes. Je m’y oppose mais on insiste, alors je m’enferme dans les toilettes, je patiente le temps que j’estime nécessaire pour simuler l’acte, je prends même le soin de ne pas me laver les mains pour me rapprocher le plus fidèlement de mon comportement habituel – oubliant de tirer la chasse – on me prie de bien vouloir me comporter comme une petite fille propre : je tire la chasse, je me savonne les mains, heureuse presque des réprimandes et de la réussite de cet acte de rébellion. 

 

Va faire pipi avant qu’on sorte

Je m’enferme dans les toilettes, je m’installe les jambes écartées sur le couvercle. Ça me gratte entre les jambes, sur mon bottom. Tout, là en bas, s’appelle le bottom. Par-dessus la culotte, je frotte vigoureusement quatre doigts contre l’étoffe dédoublée du sous-vêtement. La couture qui relie le tissu antérieur à celui qui recouvre mon sexe gène la fluidité et l’ampleur du va-et-vient de ma main, je tire sur le tissu pour que l’épaisseur du coton recouvre ma vulve et atténue la friction. C’est bizarre, mais plus je gratte plus ça me gratte. 

 

Va faire pipi avant qu’on sorte

Je me gratte la culotte. Et je n’arrive pas à arrêter. J’ai des images bizarres qui se bousculent dans ma tête qui me donnent envie de continuer à gratter. J’imagine des bébés qui sucent les gros nénés de leurs mamans, et ça me gratte. On me presse de sortir. Non, je ne fais pas un long pipi, je fais le numéro deux, ça prend du temps, alors laissez-moi, j’arrive, je viens. 

 

Va faire pipi avant qu’on sorte. 

Oui. J’y vais tout de suite, pas de problème. Je me gratte la culotte, je la gratte comme le jour d’avant mais je n’ai pas envie de continuer, mes orteils ne picotent pas comme hier. Même les images des grosses tétines rose que j’ai vues dans Cow and chicken dans le salon de mes voisines ne procurent aucune sensation sur mon bottom. Tant pis. 

 

Va faire pipi avant qu’on sorte

J’ai compris que si je me gratte la culotte tous les jours, ça ne me gratte pas beaucoup. Je dois attendre pour que ça marche bien. Si j’attends longtemps, c’est vraiment une sensation incroyable, j’en ai des fourmis dans les jambes. J’ai envie de gratter même quand je sors des toilettes. 

 

Va faire pipi avant qu’on sorte. 

Les toilettes sont maintenant devenu mon lieu préféré de la maison. J’adore me gratter la culotte. Se gratter la culotte, j’ai découvert, ça aide à dormir. Les soirs où j’ai de la peine à trouver le sommeil, même après avoir écouté l’histoire sur la cassette, c’est ce que je fais. Et je tiens de plus en plus longtemps, mais j’atteins toujours un moment où je dois arrêter, où mon corps entier se tend et j’ai très chaud. Et vite après, je dors. Le meilleur c’est quand j’arrête pendant plusieurs semaines, parce que ça ne marche pas tout le temps, et que je le refais un peu de temps après, là je m’endors très vite. Et ma culotte, elle devient mouillée. J’aime la sensation d’humidité visqueuse. Le matin, elle est encore là et me rappelle que j’ai bien dormi. 

 

Va faire pipi avant qu’on sorte

Il y a des culottes qui sont mieux pour se gratter que d’autres. Les culottes avec le tissu fin peuvent être frustrantes, je m’arrête plus vite, avant le meilleur moment, ça gratte trop fort. J’aime celles qui sont épaisses, celle qui est grise et l’autre avec les fleurs et le fond turquoise. 

 

Va faire pipi avant qu’on sorte. 

Je me gratte un peu n’importe quand. Toutes mes culottes ont des petites boules de tissus là où je me gratte.

 

– FIN –

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En vérité nos corps sont nus